Du déterminisme social chez les super-héros
Comment les Américains (ou une nation similaire) vivent-ils tout en étant racistes, ghettoïsés, conformistes, et sectaires ? C’est simple, ils inventent des super-héros qui vivent au-delà de ces barrières. Et ils les admirent.
La Justice League of America - source.
On peut vanter l’esprit pionnier des américains, et il est certainement réel quand on parle de travail et de profits possibles. Paradoxalement, pourtant, il n’implique pas de vraie mixité sociale ou raciale. On pourrait même dire qu’il y a une certaine logique à promouvoir en même temps la réussite individuelle et soutenir la discrimination entre ceux qui ont réussi et ceux qui n’ont pas réussi. Un sociologue sortirait de terre au moment même où nous écrivons ces lignes qu’il ne nous dirait pas le contraire… Il rappellerait que les banlieues de la classe moyenne sont nettement séparées des quartiers pauvres du centre ville, que les mariages mixtes aux Etats-Unis sont monoritaires, et qu’enfin l’imaginaire hollywoodien ne laisse presque aucune place à autre chose qu’à des fils et des filles de classe moyenne, ou des histoires de riches milliardaires. Et le sociologue redisparaîtrait sous terre, ayant présenté pour nous le puzzle dans lequel s’insèrent les super-héros comme les dernières pièces manquantes.
Car heureusement, il y a tous ces hommes en collant. Ils semblent voler au-dessus des déchirures du tissu social, et eux-mêmes n’appartenir à aucune classe. Ces récits de fiction si particuliers de la culture pop ont moins pour objet de montrer le côté sexy du réel que de compenser le réel. Le Ku Klux Klan fait des siennes. Superman leur fout leur race. Les nazis débarquent, le même mec en collant leur botte les fesses. Puis un autre mec en noir et revanchard va aussi leur mettre la pâtée. Et ainsi de suite… Encore récemment, G.W. Bush fait passer le Patriot Act, et les super héros se déchirent pour savoir s’ils doivent ou non, eux aussi, dévoiler leur identité (les clandestins ont tout de même Captain América dans leur camp). On a rappelé récemment qu’ils étaient l’invention pour une bonne part (Musée du Judaïsme de Paris, en automne 2007) de scénaristes juifs, qui dans la tradition des golems, inventent ces figures super-héroïques pour protéger les valeurs et les peuples menacés, empruntant cette fois-ci leur forme de la culture graphique de la jeunesse et à l’individualisme américain. Rien de plus vrai.
Mais pour autant, il n’y a pas de classe de super-héros. Ils sont extra-terrestres (Superman), humains (Iron Man), ou dieux et demi-dieux (Hercule ou Thor), mais surtout blancs ou noirs (Faucon, Cage, Bishop), arabes (Tornade) ou asiatiques (Sunfire, Jubilé) ; aussi, riches (Batman) ou pauvres (Peter Parker) ; juifs (Magnéto) ; handicapés (Pr. Xavier) ; métis (Solar des Nouveaux Mutants) ; ou cyborgs (Cable). Il y a bien sûr des femmes, plus ou moins fatales il est vrai, mais parfois vieilles (Destiny). Une exception toutefois : il existe très peu de personnages homosexuels (les plus réels de tous sont le couple de Phat et Vivisector), et encore moins de lesbiennes (j’en appelle aux super fans pour les corrections possibles – car il y a bien une batwoman lesbienne récente et une série télévisée suggérée par Stan Lee prévue, mais rien de plus durable). En Bref, Marvel ou DC cultivent leurs petits lots de personnages atypiques et minoritaires. Ouvrir un album quelconque suffit pour le voir.
Au-dessus des différences: le super-man... - source.
Mais il y a aussitôt un aspect qui l’emporte encore sur toutes ces recensements. D’abord les plus grands héros sont blancs et mâles (Superman, Captain America, Wolverine, Batman, Iron Man, Hulk). Mais surtout, ce sont les individualités qui l’emportent sur leur catégorisation. A tel point que tous les personnages se sentent différents, inadaptés, rejetés, quelle que soit la visibilité de leur particularisme (la scène la plus comique d’X-men 2 est par exemple celle d’Iceberg, le regard baissé, expliquant à ses parents qu’il n’est pas normal, alors que rien de visible ne le fait sortir de la case du parfait fiston, nez taquin et parfait gominage). Cette « genderisation » des scenarii sera abordé dans un prochain post, soyez-en sûr. On ne ratera pas un prochain Hulk, Batman ou Spiderman se plaignant de ne pas être normal ! En attendant on peut toujours recommander la lecture de X-Force/X-Statix de Mulligan et Allred, parodiant brillamment cette tendance.
Néanmoins, au sein de ce concert d’individualités niant farouchement le déterminisme social, un problème demeure. Perceptible par les fans d’abord, mais au fond perceptible par tous ceux qui sont intéressés par l’écriture d’une histoire. On n’écrit jamais que sous la contrainte. Comme la pression traversant les tuyaux permet d’acheminer l’eau dans les foyers, les ressorts dramatiques d’un comic tendent naturellement vers une direction… Et avec suffisamment de pression pour que toutes ses planches sortent. Quelle est l’histoire de Superman ? Le problème familial de l’adoption par des fermiers un peu cardiaques. Quelle est l’histoire de Peter Parker ? Un jeune élevé par sa tante et son oncle, qui culpabilisera jusqu’à la fin de sa vie de la mort de ce dernier. Celle de Batman ? La vengeance de la mort de ses parents. Et les versions cinématographiques de Hulk et Wolverine mettent cette fois-ci au centre des films (et inventent même) des relations familiales (Dents de Sabre n’est pas le frère de Wolverine dans la version comic, et le beau-père de Hulk n’a pas tant d’importance que ça non plus). Bref, le drame des comics, et particulièrement les drames récurrents (Peter Parker s’inquiétant de sa tante May), se nourrit d’histoires de familles.
Des parents adoptifs face aux changements... Superman - source.
Mais alors justement, diront les fans, n’apprend-on pas à grandir avec les super-héros, en perdant ses parents, son oncle, ou en combattant son beau-père ? Mais, et c’est notre ultime argument, les super-héros fatalement reproduisent les schémas familiaux. Et pire, quand bien même ils sont adoptés, les super-héros suivent les traces de leurs parents. L’exemple fort et trop souvent oublié est celui de Superman. Il est littéralement le bon fils adoptif, aimant et fidèle, et soucieux de ne surtout pas reproduire les erreurs de son peuple. Mais se souvient-on de la profession de son père Jor’El et de sa mère Lara’El ? Ils sont tous les deux scientifiques. Et il est rappelé dans la très bonne parution Superman Allstar de Morrison et Quitely (ainsi que dans la série Smallville) que Superman se perçoit lui aussi avant tout comme un scientifique, tout comme ses parents avant lui. Il vit dans sa forteresse de solitude, qui n’est rien d’autre qu’un grand labo. Mais aussi il construit, observe, analyse tout comme un scientifique. Alors, certes, Superman a une morale tout à fait interventionniste, mais le ressort de ses interventions pour sauver les humains est toujours motivé par une observation a priori. Son costume de Clark Kent (on est tous redevable à Tarantino d’avoir rappelé ce fait) n’est rien d’autre que sa blouse de scientifique, grâce à laquelle il peut se mêler aux humains, voir qui ils sont vraiment, et décider de les protéger parce que leur cœur n’est pas encore pourri par le sexe et le lucre.
Un comic parodique de Superman, superbement dessiné et écrit, Invincible, rappelle d’ailleurs à quel point un homme aussi puissant, venu d’une autre planète, pourrait former des plans contraires. Le Superman à moustache de CRS retors qu’est le père du héros ne veut rien moins que rendre esclave la race humaine grâce à son pouvoir extra-terrestre. Ce qui maintient Superman dans son rôle de super-gentil c’est qu’il conclut de façon récurrente que les humains sont bons, courageux, imprévisibles et progressistes… et tellement pittoresques pour des êtres physiquement inférieurs !
Au sujet de cette dialectique entre les super-gentils et les médiocrement-gentils (les humains), un personnage est particulièrement troublant. Magnéto est juif, rescapé des camps d’Auschwitz, et son pouvoir magnétique (un des plus puissants de l’univers Marvel) ferait de lui un formidable justicier vengeur. Pourtant, le fait d’être juif ne l’empêche pas de défendre les mutants avec des arguments de nazi mauvais lecteur de Nietzsche. Magnéto est persuadé qu’il est un surhomme, et avec lui que les mutants sont des homo superior (on y reviendra dans un autre post). Et il tire justement la force de sa conviction de son expérience de rescapé, qui sait ce qui risque d’attendre les mutants si ceux-ci n’attaquent pas en premier. Ce qui condamne le personnage est donc qu’il refuse de reconnaître avec Charles Xavier qu’il est humain et mutant à la fois. Magnéto radicalise l’identité mutante, mais particulièrement sur cet argument : il n’a plus de famille. Rien ne l’attache encore à l’espèce humaine depuis que celle-ci s’est déshumanisée en permettant Auschwitz. Ainsi, ce déterminisme social, le lien qu’entretient un personnage à ses origines familiales, semble crucial à tout super-héros qui ne veut pas devenir un super-vilain nietzschéen. Sans quoi, il risque de finir inscrit au panthéon des surhommes fous et "génocidaires" comme Stryfe, Holocauste, Magnéto, Sinistre (tueur des Morlocks SDF, et scientifique du IIIeme Reich), Apocalypse…
Magnéto l'origine - source.
Qu’il est difficile d’échapper à son destin quand le récit s’écrit aussi bien avec des histoires de familles ! Une hypothèse pour la route : peut-être est-ce pour ça qu’on produit désormais plus de personnages métis, au lieu d’orphelins (le face à face Spock vs Kirk du dernier Star Trek est instructif en ce sens, mais rappelons que le bal s’est ouvert avec Blade, et se poursuit brillamment avec Harry Potter, qui regroupe les deux options, orphelin parce que métis) ? Le métis a le choix en tout état de cause, puisqu’il sait qu’il est double, alors que l’orphelin, comme Œdipe avant lui, ne connaissant pas le destin préalable, peut répéter en toute inconscience les fautes de ses parents.
Richard Mémeteau