Petit prolégomène aux paradoxes temporels: Lost
« Lost est une série géniale. »
Cette assertion pourrait à elle seule faire naître sur les forums geeks une petite dizaine de pages de commentaires commentant les commentaires et de théories conspirationnistes en tout genre. Bien sûr, on pourrait rappeler, par périphrases, que Lost a le talent de : (1) mêler les intérieurs de petite banlieue tranquille et les grandes traversées de jungle inquiétante, dans la plus pure manière freudienne de la Unheimlichkeit ; (2) réussir à placer le spectateur face à des inscriptions incas (?) ou extra-terrestres (?) en ne lui demandant pas d’y croire, mais plutôt d’en douter ; (3) intéresser au tortueux flux de conscience des personnages plutôt qu’à des missions impossibles, ou des acrobaties pathétiques ; (4) finir en beauté ses saisons (contrairement à Heroes).
Mais devons-nous commencer par les détails ou les évidences ? On accroche à Lost parce qu’on a l’impression de partager un secret. Et plus encore, on a l’impression que ce secret n’est pas seulement la clé d’une histoire, mais va bouleverser notre perception du réel, ou plutôt – on le sait depuis la saison 5 – l’essence même de notre représentation du temps. Attention, une fois atteint ce niveau de généralité, on ne peut qu’être d’accord pour dire qu’il n’y a rien de nouveau dans Lost. Lire l’inspirateur partiel de Lost, le génial Alphonso Bioy Casares et son Invention de Morel en convainc déjà assez largement.
Mais surtout, les paradoxes temporels sont présents dans la littérature et le cinéma parce qu’ils sont une part même de la mise en récit. On n’a nul besoin d’attendre l’idée d’une machine à voyager dans le temps pour les lire ou les concevoir. Flashback et flashforward, bien qu’ils soient supposés n’être que des ajouts explicatifs et subsidiaires, bouleversent – si ce n’est l’action réelle – au moins la lecture du récit lui-même. Un paradoxe temporel naîtrait à chaque page de roman si le personnage, plutôt que de se souvenir d’une scène, revivait in concreto cette scène. En littérature, le personnage ne vit donc pas de paradoxes temporels, mais le lecteur, si. La science fiction et ses multiples paradoxes temporels ne sont donc rien d’autre que la transposition littérale de l’expérience de la réminiscence dans l’action du récit.
Mais Lost systématise cette idée à un niveau jamais atteint. Tout le monde a saisi que le propos de la série est de mettre en parallèle le passé d’un personnage avec son présent. Le but, pour le spectateur est alors de se demander dans quelle mesure le présent est conditionné par le passé. Il existe deux types d’interaction avec le passé : (1) tantôt le présent répète le passé (parce que les personnages sont condamnés à refaire la même erreur), (2) tantôt le présent diffère du passé (parce que les personnages cherchent à se libérer de cette malédiction). Mais le spectateur n’est pas mis à l’avance face à l’une ou l’autre des deux options. Les scénaristes ne tranchent pas entre le déterminisme pur et simple ou la liberté totale des protagonistes. Ils hésitent, et on hésite, et cette hésitation sert à nous faire comprendre que, dès le début, tout fonctionnait comme si le passé et le présent se jouaient en même temps. Kate va-t-elle de nouveau fuir, Jack va-t-il douter devant les miracles de l’île, Locke va-t-il jouer de nouveau la carte de la crédulité et de la foi mystique ? Le moindre flashback est déjà un paradoxe temporel en puissance car le passé, en se rejouant, modifie le présent attendu. Cette impression est encore accentuée par le retour de certains fantômes, ceux-ci intervenant encore sur les événements et déviant le cours du destin. Au moins deux personnages possèdent d’ailleurs ce don de parler aux fantômes : Hurley et Miles. Plus encore, Desmond Hume, dans la superbe saison 4, éprouve même douloureusement la reconfiguration de ses propres souvenirs au fil de ses propres voyages dans le passé. Un événement passé, dans Lost, doit faire plus que se jouer une fois, il doit insister, revenir, hanter le futur de son propre passé.
Pourtant, depuis la saison 5, les choses se sont encore compliquées et clarifiées en même temps (la série a ce mérite de toujours produire autant de mystères qu’elle en éclaircit). Les voyages dans le temps, de psychiques, sont devenus réels. Desmond faisait voyager dans le temps sa conscience, la saison 5 commence désormais par le voyage réel des rescapés (corps et conscience) dans le temps. Petit flashback sur les paradoxes temporels possibles.
Paradoxes possibles.
Il y a deux grands paradoxes possibles, et deux voies pour les désamorcer. Chacun fait appel à une conception du temps différent.
Le premier, le plus classique, part du principe que le temps est linéaire. Le voyage dans le temps est un saut, impliquant en retour la correction de la ligne temporelle. En retournant dans le passé, je peux donc changer le futur.
1 - Soit je change le futur par maladresse sans le vouloir (Retour vers le futur).
2 - Soit parce que je veux corriger un événement présent (Retour vers le futur encore, ce qui rend d’ailleurs le film si passionnant dans son fond car il montre comment le volontaire ne fait que se mêler d’accidentel, n’est qu’une correction de l’accidentel).
Mais le problème survient lorsque cette correction implique ma propre existence, ou, pour parler de façon générale, l’existence de la cause même du changement. Si, par exemple, je revenais dans le passé, il me deviendrait possible de tuer mon propre grand-père, rendant l’existence de mon père impossible, et par suite la mienne. On appelle donc « paradoxe du grand-père » la possibilité logique d’une autodestruction de la cause (il pourrait aussi bien être appelé le « paradoxe du père », ou « paradoxe propre », puisqu’un saut dans le temps pourrait être l’occasion de me tuer moi-même).
Marty Mc Fly en prise avec un futur incertain - source.
C’est une thèse destructrice, sacrificielle sur le temps : le temps avance par élimination de possibles. Tout saut dans le temps implique une destruction minimale ou catastrophique de la ligne temporelle de laquelle on est parti. On peut surtout se demander à quoi ressemble une rétroaction dans le futur : ceux qui sont restés dans le futur perçoivent-ils qu’ils sont en train d’être modifiés par le saut dans le temps d’un seul individu ? Car si Marty Mc Fly voit bien sa main disparaître au fur et à mesure que ses parents du passé ont moins de chance de se rencontrer, qu’en est-il de ses parents du futur ? Se voient-ils eux aussi en train de disparaître ou hésiter entre plusieurs possibilités ? N’y a-t-il pas un aspect réellement génocidaire dans chaque voyage dans le temps, dans la mesure où le voyageur détruit, derrière lui, une ligne temporelle entière. Quoi qu’on dise par ailleurs sur la relativité de perspective qu’implique ce voyage, il semble bien qu’on prenne prétexte de cette (fausse) relativité pour esquiver la question.
Le deuxième paradoxe temporel n’en est en réalité pas un : il est cohérent d’un point de vue temporel, quoique non intuitif sur un point précis. On le nomme « paradoxe de l’écrivain ». Il suppose possible, sous certaines conditions, une représentation circulaire du temps. Plus précisément, il affirme qu’une boucle de causalité peut être créée au sein d’un temps plus généralement linéaire. Imaginez. Un jour, un écrivain raté reçoit mystérieusement par la poste un ouvrage génial, accompagné d’une lettre qui lui intime l’ordre de le faire publier à son nom. L’ouvrage devient, comme espéré, un succès critique, change le cours de la littérature mondiale et explose les ventes. Bien plus tard, on annonce la création de la première machine à voyager dans le temps. Le sang de notre écrivain raté mais geek de génie ne fait qu’un tour dans son cerveau super irrigué par le champagne et les cocktails : il sait qu’il doit s’envoyer à lui-même ce livre qu’il n’a jamais été capable d’écrire. Car ce livre ne pouvait en fait ne venir que du futur ! On appelle cette boucle de causalité le « paradoxe de l’écrivain ».
Une mise en récit exemplaire de ce paradoxe - source.
Ce n’est pourtant pas un paradoxe temporel puisque le futur est cause du présent sans plus de contradiction. Mais c’est un paradoxe ontologique, car pour créer cette boucle, il faut provoquer la création ex nihilo d’un objet. C’est une thèse littéralement créationniste. En effet, personne n’a écrit le livre génial de l’écrivain (la première fois, il a été reçu pour être, plus tard, renvoyé… et ainsi de suite). Si d’ailleurs ce livre était écrit par un auteur précis, ce schéma temporel aurait appartenu à la première conception. On verra que Lost en contient, et suppose donc que certains objets apparaissent comme par enchantement dans la série. Mais le mieux en termes de scénario est de remplacer cet objet par un signe ou une vision. Néo s’entend dire qu’il est l’élu, il désobéit, et en le faisant, il devient l’élu… les oracles de la matrice ne sont plus prédictives, mais auto-réalisatrices (le scepticisme est passé par là).
A ces paradoxes – qui normalement transforment le récit en un délire de lumières et de feu supposé illustrer un temps se dévorant lui-même, comme Chronos dévorant ses enfants – nos auteurs de fictions pop ont inventé quelques parades.
La parade Marvel (du nom du grand éditeur de Comics) est accumulationniste. Chaque saut dans le temps ne détruit pas la ligne temporelle initiale, mais en créé une nouvelle. De ce fait, chaque saut dans le temps devient aussi un saut dimensionnel. Le passé n’est rien d’autre qu’une autre réalité, purement et simplement. Ainsi, comme Galilée autrefois rendant possible d’imaginer un univers infini, Marvel a popularisé le concept d’un « multivers », où plusieurs dimensions cohabitent, notre Terre n’étant pas LA Terre, mais seulement la Terre numéro 616. Les X-Men, Hulk, Captain America, Iron Man, les Quatre Fantastiques etc., sont de grands héros, certes, mais ce ne sont que les super-héros de la Terre 616… Vertige de nos années de lectures adolescentes.
Dr Strange - source.
La parade la plus classique est celle de la thèse réductionniste, ou auto-correctrice. Le temps n’existe que selon une ligne, il est. Il ne peut être modifié, et s’il l’est superficiellement, il se défend contre toute modification univoque en revenant à l’état initial (à distinguer subtilement de la première thèse, puisque si la première suppose une modification, cette correction n’exige pas nécessairement le retour à l’état initial). Aucune différence réelle avec la classique image du destin tragique, si ce n’est que le destin suppose généralement une linéarité. On le voit arriver, et on ne peut l’éviter. Au contraire, la version du temps auto-correcteur des récits de SF est une sorte de destin à l’envers, ou de feed-back du destin : on pensait l’avoir évité, mais il nous revient par derrière pour remettre les choses en ordre. Le tragique peut se dire littéralement en deux sens : par devant et par derrière… Il revient à la science fiction d’avoir adapté le plus vieux ressort de la narration depuis l’Antiquité, un peu comme une reprise, qui tout en ressemblant diffère aussi légèrement.
Lost
La série semble utiliser trois modèles :
1. D’abord, depuis la fin de la saison 5, une partie des personnages qui ont voyagé dans le temps s’affrontent entre deux possibilités : changer ou non le futur (Jack et Sayid contre Juliet et Sawyer). Néanmoins, pour tout bon philosophe du cyberespace, il est clair que cet affrontement est faussé. Car le futur a déjà été changé par ce simple voyage. S’ils sont revenus dans le passé, la moindre perturbation entraînée par leur arrivée a déjà changé le futur, impliquant donc un possible paradoxe du grand-père. Sawyer ou Juliet aurait pu préécrire les meilleurs tubes disco des années 80 et se faire un max en anticipant les années disco… Ou à supposer qu’ils soient coincés sur l’île (ce qui n’est pas le cas puisqu’ils semblent avoir emprunté le sous-marin et donc rester sur l’île de leur plein gré), ils auraient pu déplacer accidentellement un caillou qui trente ans plus tard fera chuter Jack quand il se mettra à la poursuite de Ben… Les accidents possibles sont inimaginables, mais de toute façon, l’idée qu’ils puissent repartir aussi facilement qu’ils sont venus n’est pas acceptable.
2. Pour contrer cette contingence, un personnage a trouvé une parade. Il construit des boucles de causalité pour empêcher toute modification. Il s’agit de John Locke. Il a reçu de Richard, dans son enfance, une boussole qu’il a lui-même donné à Richard avant sa naissance. Cette boussole va indiquer qu’il sera le chef légitime des Autres. Son destin est ainsi bouclé, exécuté, une fois pour toutes. Bien sûr, comme on a prévenu, cette boussole n’a littéralement jamais été construite ou acheté en première instance, elle est simplement apparue. Sur le même mode, il a également envoyé Richard sauver le John Locke du présent après un petit aller-retour dans le temps. Bref, John a choisi de se conserver dans le formol (ce qu’interprète très bien l’acteur Terry O’Quinn).
3. Enfin un dernier personnage a succombé à la théorie réductionniste ou auto-correctrice du temps. Il s’agit de Daniel Faraday. Il est né peu après sa propre mort, puis il est revenu dans le passé pour empêcher le crash de l’Ocean 815. Il est guidé dans sa quête par sa propre mère, qui pourtant savait qu’elle l’avait déjà tué par le passé. Mais alors qu’il est sur le point de modifier le cours des choses, sa mère du passé le tue pour empêcher le bouleversement qu’il prévoyait. Les événements se sont enchaînés de façon à rendre impossibles ces bouleversements. Malgré son désir de changer cette ligne, Faraday est mort.
Vous me direz, il est impossible de faire cohabiter ces trois pistes, puisque le temps ne peut être à la fois linéaire et circulaire, ou plurilinéaire. L’avantage de la parade Marvel aurait été d’avoir garanti la cohérence de ces actions, tout en dispersant les personnages sur des lignes qui ne se croiseront plus jamais.
Pourtant ces trois modèles temporels ne peuvent cohabiter que dans un seul de ces modèles. La théorie auto-correctrice du temps. Pour expliquer que ceux qui sont revenus dans le temps ne meurent pas suite à leurs propres voyages dans le temps, pour expliquer également que Locke puisse se mettre en boucle, et que Faraday échoue inévitablement, il faut faire appel à cette théorie. Les modifications de Jack, Sawyer et les autres doivent être de toute façon condamnées à l’échec (ou ce serait immédiatement un paradoxe du grand-père). De la même façon, sans cette théorie, il serait inimaginable que Locke ait réussi à obtenir un timing si parfait pour se mettre en boucle, ou que la bande de Jack n’ait été renvoyée que dans les années 70 et non très loin dans le Jurassique. Enfin, c’est aussi la meilleure façon pour faire de la mort de Faraday autre chose qu’un accident stupide.
Voilà, où on se trouve à présent. Lost est l’héritière pop de la tragédie grecque. Nous nous gargarisons de cette conclusion. C’est proprement génial. Une tragédie multiculturelle et multitemporelle, longue de quelques 5700 heures ! Tout enthousiasmé qu’on est, on se dit qu’on peut aller plus loin.
L'interprète de J. Locke - source.
En fait, on s’en fout des paradoxes temporels.
La cohérence de Lost d’un point de vue logique est de toute façon moins intéressante que sa signification.
Tout d’abord, votre serviteur doit avouer qu’à la fin de la saison 4, il a pensé que ces flashbacks, qui s’étaient transformés en flashforwards, avaient pour but de changer progressivement la perspective sur le temps. Nous avons cru qu’après une causalité passé-présent, on allait produire une causalité futur-présent. Il n’en est rien et c’est beaucoup plus audacieux. Lost met en place bien plus que la boucle temporelle qui rend si étrange la cinquième saison. Ce qui scotche le spectateur sont les atermoiements des personnages face à ce que la nature du temps leur permet. On comprend que le temps se corrige mais, en corrigeant, sélectionne. Il est possible de construire plusieurs passages dans la jungle du temps…
En suivant Locke, on s’assure d’une cohérence parfaite, d’une conservation éternelle de son propre destin. En suivant Jack, on efface une histoire d’amour imparfaite, pour peut-être gagner un bonheur tout à fait différent, ou simplement perdre ce qu’on avait vécu de meilleur (au fond, on ne sait pas ce que Jack veut faire après avoir « réparé » le temps). C’est quitte ou double. Au contraire, avec Sawyer et Juliet, mais surtout avec la brève apparition de Bernard et Rose, on trouve le choix le plus émouvant (loin du montage bizarre de Locke, ou de l’éprouvante course de Jack vers l’absolution) : se contenter d’un destin linéaire, contingent.
Taux de falsifiabilité de l’article : si les destins des personnages de Lost changent, la série est ratée. Si les personnages sont condamnés, la série est réussie : on aurait accepté, en tant que spectateur, la véritable action d’un destin correcteur.
Richard M.