American Pie vs. Les Beaux gosses
American Pie parle de l’adolescence. C’est un film initiatique. Derrière la tarte préparée par Maman qui va servir de "fleshlight", il y a trois ingrédients nécessaires au film : un guide, un message, un mystère. Les Beaux Gosses parlent de la pré-adolescence. C’est un film cruel. Cumédons, branlettes à plusieurs, et séance de spiritisme avec Hitler. Entre la recherche d’un sens caché et le tragique de la bêtise adolescente, que faut-il préférer ?
Le père d’American Pie (Eugène Lévy) est la figure du guide. Il transmet les bases sûres d’une virilité authentique. Pas celle qui s’essouffle en branlettes et en muscles inutiles, mais celle qui dans le troisième épisode sait donner l’ultime élan vers le mariage (à noter qu’il revient spécialement dans le quatrième volet pour aider le jeune frère de Stifler, alors que Jim, son fils alibi, n’y apparaît plus). La particularité du père – et ce pourquoi le film est surprenant et peut-être attachant – est qu’il est particulièrement peu charismatique et discret. Contre les canons de la masculinité plus hollywoodienne, c’est finalement ce père sans relief qui apporte la vraie parole des hommes de ce monde. Quelle est la prophétie ?
« Il faut accepter d’être médiocre et ridicule pour jouir. » C’est le message à la fois subversif et démagogique de la série. Il faut pouvoir jouer du trombone à poil, rater ses coïts à répétition, désirer sans honte la mère de son pote, tout ça pour se libérer de toute gêne sexuelle et de toute culpabilité. Dans le deuxième épisode, pour prouver son amour, Jim doit répéter et crier à sa copine : « Je suis un gogol ». Le grand moment de la révélation des sentiments amoureux est une ode à la médiocrité. Redevenir moyen dans une extase. Être « moyen » – je peux être plus précis – c’est être : un peu fou (jouer du trombone), un peu drôle (maladroit), un peu moche (tout en restant imberbe de façon politiquement correcte), et faire du sexe bizarre en se procurant beaucoup de plaisir. Ne sentez-vous pas un parfum d’Hollywood chewing-gum souffler sur vos visages libérés ?
Il est clair qu’il ne s’agit d’aucune subversion réelle, surtout pas politique, ni même durable d’une autre façon. Il est clair, aussi, que cette subversion ne fait que compenser le pouvoir normatif du film lui-même. De là vient le mystère du film.
Pour être plus simple : le film assène une vérité qu’il s’agit, pour le héros, d’apprendre à détromper. Ce type d’injonction paradoxale (« tu dois te libérer », « tu dois créer par toi-même », etc.) est le point ultime du récit initiatique. Le héros, en mettant une vérité en pratique, apprend à distinguer la théorie de sa pratique, et à préférer la pratique à la théorie. Il dépasse la simple maîtrise d’un dogme pour vivre – plus authentiquement – selon ce dogme. Ce qui amuse toujours le philosophe pragmatiste, dans ces cas-là, est de voir à quel point la folie de l’initiation débouche sur un conformisme béat. American Pie est le maître zen du sexe. L’apprentissage est exubérant, mais la finalité tout ce qu’il y a de plus austère. On se satisfait dans American Pie d’une pure distinction de raison entre une vie réellement médiocre (la nôtre) et la vie du héros (celle qu’on désire). Si bien que faire comme le héros ne serait rien d’autre que faire ce qu’on fait déjà, mais en s’adorant de faire ce qu’on faisait déjà. Bref, deux idées supposées différentes, qui conduisent au même mode de vie, ne sont pas réellement différentes. Comme dans tous ces tours de passe-passe sophistiques, il ne s’agit jamais que de revenir à la normale.
A l’inverse, les Beaux Gosses parle de la pré-adolescence. C’est un film cruel, sans message, sans initiation, sans progrès. Une seule direction possible : les faibles (physiquement ingrats, mal intégrés) deviennent les forts (ceux qui draguent) quand ils entrent en section supérieure l’année suivante. Mais dans ces dernières images du film – où on les voit arborer un nouveau look, plus fashion, plus clinquant, plus conforme – il n’y a qu’ironie pure. Les gamins ingrats du début ont un peu perdu de leur ingratitude : de dominés ils sont devenus dominants ; mais ils sont restés des blaireaux (s’il y a changement à espérer, ce n’est peut-être pas pendant l’adolescence…). Bref, la conclusion du film est elliptique, elle n’est pas justifiée. On n’y est pas préparée, on ne la souhaite pas, et pourtant les gamins ont grandi et sont restés cons. Ce qui fait l’objet de l’initiation d’American Pie est le coup de théâtre du film de Riad Saatouf : on peut survivre à la préadolescence comme des sauvages, sans foi ni loi. Les Beaux Gosses sont des Jim laissés à eux-mêmes, sans père (ou des pères qui sont des « bites humaines »), sans petite copine régulatrices, carnassiers, bisexuels et cruels. La beauté du film réside ici : l’ado se bouffe des coups, est humilié par la terre entière, il chiale et chouine pour un rien, mais il encaisse super bien. Il n’a pas besoin de trouver un sens au ridicule, puisque quoi qu’il arrive, il y survit.
Richard Mémeteau